Ma dernière visite de la jungle de Calais, samedi 22 octobre 2016, avant l'évacuation prévue à partir du 24 octobre 2016
23 oct. 2016Ce samedi 22 octobre 2016, j’ai effectué une visite d’une demi-journée de 13h à 19h, au sein de ce qu’il est convenu d’appeler « la jungle de Calais ». Ce camp de la honte pour l’Europe est situé derrière la panneau indiquant l’entrée dans la zone habitée de la commune de Calais. Les deux territoires, commune de Calais et la « la jungle de Calais », sont donc séparés par l’autoroute A16. Les Migrants et les Calaisiens peuvent ainsi se rencontrer, échanger, et même se rendre visite, en empruntant la route de quelques centaines de mètres qui sépare le camp des migrants et les habitations de la commune de Calais.
A l’entrée du camp, les forces de l’ordre demandent le pass ou la pièce d’identité pour pouvoir entrer dans le camp. Cela se comprend si l'on doit entrer avec son véhicule. A côté de moi, les migrants entrent et sortent paisiblement, d’autres se distraient comme ils peuvent sous le pont de l’autoroute A16, derrière la grillage séparant le camp de l'autoroute ; et ils ont même improvisé un jeu de baseball. Un homme, se présentant devant moi comme Afghan, nettement en manque de drogue et agressif, m’accueille en demandant de l’argent pour acheter des cigarettes. L’attachée de communication lui tend 2 euros, et il l’insulte copieusement (en anglais très approximatif), en lui expliquant qu’il lui faut un minimum de 7€, et quand la caméra se met à tourner, il s'énerve (you will have your camera broken !). Il tente de nous menacer, se tourne vers moi, et m'oblige alors à élever le ton (down please... and stop shouting on me now ! ok ?) ; et il se calme. Il n'aura rien. Je poursuis alors la visite.
Dans le camp, je croise les personnes se présentant comme originaires d’Afghanistan, ou du Pakistan. Ils veulent parler. Mais, mon attention est portée vers les rassemblements des originaires d’Afrique noire. Ils se présentent spontanément, avec des éclats de rire pour chasser leur quotidien morose. La majorité vient du Soudan. Celui du nord, dont la capitale est Khartoum. Ils sont dans la jungle depuis quatre mois, sept mois, un an et plus. Ils sont tout à fait conscients que la « jungle de Calais », ce n’est ni la France, ni l’Angleterre. C’est un territoire au milieu de nulle part ; c’est la jungle, c’est tout. A la question : « qu’est-ce que vous attendez ici dans la jungle ». La réponse est immédiate : « aller en Angleterre ». Autre question : « mais, si vous ne parvenez pas à vous rendre en Angleterre, que ferez-vous ? ». « Non, nous devons aller en Angleterre ». Avez-vous des familles en Angleterre ? Ils rient et l’un d’eux répond : « moi, j’ai un cousin ». L’autre ajoute : « moi, j’ai un ami en Angleterre ». Mais savez-vous que le camp sera évacué dès lundi, et qu’il sera fermé par le gouvernement français ? Alors, en chœur, ils répondent « Non, nous ne le savons pas ». L'information n'a donc pas dû être dispensée à tous les migrants ! « Et pourquoi le camp doit-il être fermé ? Personne ne nous a dit que nous devons partir ». Maintenant, moi je vous informe que le camp sera évacué à partir de lundi prochain. Et vous ne serez pas emmenés en Angleterre, mais dans des villes en France. A cette information, les avis des migrants commencent à diverger. « Moi, si je dois quitter la jungle de Calais, je préfère aller en Allemagne ». Et l’autre ajoute : « je dois aller en Angleterre, car je parle déjà l’anglais. Je ne connais pas le français, et des amis m’ont dit que le français est très difficile ». Mais, je commence à désamorcer l’angoisse. Vous voyez, je suis français venu d’Afrique. «Le français est une langue qui s’apprend comme d’autres langues. Si vous allez en Allemagne, vous devrez apprendre également l’allemand ». Et si vous acceptez d’être conduits dans des villes françaises, vous apprendrez le français. Alors, les motivations ressortent : « on nous a dit qu’en France, la vie est moins bonne qu’en Angleterre. Là-bas, on vit mieux ! ». « On nous a dit qu’il n’y a pas de travail, ni de logement en France ». « En plus, il est impossible d’obtenir les documents d’asile ou de séjour en France. Mais en Angleterre, dès que l’on arrive, on a le travail, le logement et on peut gagner de l’argent ». A quelques jeunes dans cette population très motivée pour aller en Angleterre, je pose la question : « vous êtes jeunes, quel est votre rêve ? ». Dans un bon anglais, visiblement bien appris à l’école secondaire, l'un d'eux exprime son souhait : « devenir docteur en médecine ». Mais tu sais que tu peux aussi apprendre la médecine en France ? « Mais, je préfère l’Angleterre, car je parle déjà l’anglais. Le français, c’est trop compliqué ! ». Ma visite se poursuit. Et voilà deux Éthiopiennes. Elles sont sœurs, et veulent absolument aller en Angleterre. Une des sœur, déjà mariée et enceinte, poursuit : « Si je ne peux pas aller en Angleterre tout de suite, j’irai en Allemagne. Mais je ne veux pas rester en France ». « Savez-vous que vous devez quitter le camp dès lundi ? ». La réponse est immédiate : « Non, nous ne le savons pas ! ». Qu’allez-vous faire alors ? « Alors nous allons nous préparer pour aller en Allemagne ». Mais pourquoi ? « On nous a dit que la France rejette la demande d’asile des migrants venant d’Ethiopie. Alors nous irons tenter notre chance en Allemagne ». Nous rencontrons, dans le quartier des Érythréens un couple de bénévoles de la ville de Calais, membres de l'Eglise évangélique, qui aident plusieurs jeunes. Et ils l'appellent affectueusement "Mamie". Leur fils est en pleine osmose avec ses "frères" Erythréens, et ils jouent comme en famille dans le camp. « Moi, c'est John », m'interpelle l'un de ces jeunes. Il ressort son crucifix en collier caché à l'intérieur de ses vêtements. « Je suis chrétien » insiste-t-il. Ces Évangéliques de Calais aident les jeunes dans le camp depuis deux ans, nous échangeons longuement sur leur action dans le camp. Mais, juste à côté de moi, la terre est encore noire, à la suite de l'incendie de trois tentes, dans la nuit du vendredi 21/10 au samedi 22/10. Il a fallu évacuer 23 personnes et les reloger. Leurs maigres affaires et leurs portables ont péri dans l'incendie. Pendant que nous parlons, une dame Anglaise arrive en larmes, car les jeunes asiatiques qu'elle est venue aider lui ont volé son téléphone portable ! Ce sera la seule mésaventure entendue tout au long de mes sept heures de séjour dans le camp. Les sourires des jeunes migrants, qui essaient d'occuper leur journée comme ils peuvent, alternent avec les inquiétudes de savoir ce qu'ils vont devenir.
Vers 18h, quelques camionnettes des Britanniques circulent et s’arrêtent dans les allées du camp pour distribuer les valises et les sacs de voyage. Cela devient un signe matériel de la préparation du départ. Les visages se ferment après réception de ces valises et sacs de voyage. Visiblement, la résignation a gagné la plupart des migrants. Alors, ils chassent l’angoisse comme ils peuvent, se mettent à quatre ou plusieurs pour écouter la musique. Un groupe de quatre homme s’est même constitué une sorte de terrasse sur le sable, avec quatre piquets et une couverture déchirée autour, devant une tente d'environ 2 à 4 m². Ils écoutent la musique de leur pays sur un vieux magnétophone. En face et dans leur champ visuel par-dessus le grillage, c’est un autre univers de quelques containers superposés en logements en deux niveaux. Mais, le samedi est aussi le jour de la propreté : la lessive de quelques habits, les salons de coiffure improvisés à côté des flaques d'eau et de la boue encore gorgée d'eau, sur le passage des allées du camp pour se faire raser, etc. En tout et pour tout, une tondeuse sur la tête. Il n'y a ni accessoires, ni produits de cheveux, ni mousse à raser. Non, on pose la tondeuse sur la tête, et on la retire pour passer au suivant ! On fait avec les moyens que l'on a et on positive ! Plusieurs migrants sont visiblement heureux de recevoir la visite et réclament de se faire photographier. Ils voudraient tant me confier leur désarroi dans le camp, mais aussi leurs espoirs. Un groupe de migrants du Soudan, ignorant que le camp sera évacué dès lundi 24 octobre 2016, s’interroge. « Si les cars viennent nous prendre, pouvons-nous demander d’être conduits dans la même ville ? ». Ne sachant pas ce qui est prévu, je réponds évasivement : « Vous demanderez aux représentants des autorités qui viendront vous chercher, et vous exprimerez le besoin de rester ensemble ». A deux jours du début de l'évacuation du camp, les intéressés ignorent l'information. Alors, les médias n'ont-ils pas exagéré l'état de préparation des migrants qui doivent partir...
Après 19h, je quitte la « jungle de Calais » pour aller à la rencontre de quelques habitants d'un quartier pavillonnaire de la commune de Calais, près du camp des migrants. Des habitants répondent sans se faire prier, tout naturellement. Je pose des questions que les médias nous servent abondamment. Je me présente brièvement et pose alors mes questions. Avez-vous connaissance des exactions ou des vols commis par des migrants ? Les réponses ont été unanimes : « nous les voyons à vélo se promener, mais ils ne nous ont jamais agressés ». « Nous n’avons jamais entendu parler vols ou de violence de la part des migrants ». « Tout cela est monté par les médias, et cela porte un tort à Calais ». Un seul tenancier d’une brasserie de plaint de la chute de l’activité et du chiffre d’affaires, à cause des migrants. A la question : « Avez-vous été dans le camp des migrants vous-même ? ». « Non, jamais ! ».
« Avez-vous entendu parler des vols ou des violences causées par les migrants dans la ville de Calais ? ». Les réponses se rejoignent : « Mais, pas du tout ». On les voit parfois se promener à vélo, mais ils ne nous ont jamais agressés. Ce ne sont pas mes clients. Le patron d'une brasserie ajoute : « Nous perdons notre activité parce que les Anglais ne viennent plus. Ils ont peur et ne viennent plus consommer chez nous. Notre activité se déroule l’été ; c'est en ce moment que nous réalisons notre chiffre d'affaire ; et nous passons l’hiver en attendant le retour des Anglais l’été suivant. Maintenant, à cause des migrants, ils ne viennent plus. C’est cela la cause de notre inquiétude ». Et il se plaint et me prie de relayer le message : « les mafieux qui gèrent le camp viennent acheter les produits dans les hypermarchés, et ils les vendent dans le camp. Mais ils ne paient ni taxe, ni charges comme nous. Ils nous font une concurrence déloyale ». L’on voit bien, par ce témoignage, que les commerçants locaux aimeraient plutôt recevoir les migrants comme clients, pour relancer la consommation locale. Ils ne craignent donc pas les violences, mais s'indignent de toute la communication qui est faite autour des migrants. C'est l'amplification répétée de cette communication qui éloigne les consommateurs et les investisseurs de Calais, par peur des migrants. Mais cette inquiétude sur le devenir économique de Calais est nettement palpable. A 20h, seules quelques brasseries sont encore ouvertes, au-delà de Hôtel de Ville et de la gare de Calais-Ville. Les rues sont désertes.
A part l’homme en manque de drogue qui a tenté de nous agresser à l'intérieur du camp, nous n’avons pas rencontré d’hostilité pendant sept heures de séjour continu dans la « jungle de Calais ». Les migrants sont accueillants, désireux de me parler, de se confier, et même de s’informer. A la tombée de la soirée, je me joins à une assemblée de spectateurs assis sur une pente sous le grillage longeant l’autoroute pour assister à une distraction des migrants à travers un jeu de baseball sur un terrain vague. Les spectateurs sont très nombreux, migrants mélangés avec les bénévoles majoritairement britanniques. Les forces de sécurité sont à quelques mètres de nous, à l'entrée du camp. C'est cela, la situation du camp des migrants du camp de Calais, au samedi 22 octobre 2016. Les photos jointes à cet article ont été prises ce samedi. Les politiques qui s'expriment sur la « jungle de Calais » ne semblent pas avoir rencontré les mêmes migrants. Ou alors, ils ne leur ont pas parlé. Mais, il est vrai que l'anglais est tout de même la langue officielle commune des migrants de la « jungle de Calais ». La visite du camp a duré sept heures, pour faire le tour de toutes les "habitations de fortune", marcher dans les étangs d'eau, dans la boue, et parler avec des dizaines de migrants.
La question du devenir est posée aux gouvernements français et britannique, autant pour les Calaisiens en vue de relancer l’économie locale, que pour les Migrants pour leur offrir des conditions de vie décentes et une nouvelle espérance. Le camp de la honte est une blessure pour les Migrants, pour la France et la Grande-Bretagne, et pour l’Europe, toutes incapables de contenir ces flux migratoires. Mais, la question est également posée aux gouvernements africains, notamment Érythrée, l’Ethiopie et le Soudan, principaux pourvoyeurs de migrants dans la « jungle de Calais ». Pourquoi, ces pays ne sont-ils pas responsabilisés dans le traitement du dossier de leurs migrants ? Pourquoi, ne sont-ils pas sanctionnés. Enfin, si l’on peut comprendre les migrations de la Syrie, on ne comprend pas que les Koweïtiens, les Pakistanais et même les Afghans continuent d’affluer en Europe au motif qu’ils fuient les guerres dans leurs pays respectifs. L’Europe doit alors clarifier les situations ambiguës qu’elle entretient avec ces pays.
Emmanuel Nkunzumwami
Ecrivain – Essayiste
Auteur de "Le Partenariat Europe-Afrique dans la mondialisation" et de "La France inquiète face à son avenir".
Analyste politique et économique
Radio Africa n°1, Paris.